Oser et comprendre la pensée
libertaire…
“ C'est l'anarchie! ”
“ C'est l'anarchie! ”. Les
gens de pouvoir, les médias utilisent à profusion le terme anarchie pour
désigner le chaos économique, politique et moral de notre société. L'emploi du
mot anarchie tendrait à faire croire que ce monde est livré aux mains de forces
diaboliques qui veulent renverser le bel édifice que les peuples disciplinés,
conduits par les Etats, ont bâti au cours des siècles. Pourtant, ce sont bien
les Etats qui se partagent et gouvernent la planète. C'est bien à eux que l'on
doit le désordre économique dans lequel nous vivons. Faire mieux que les Etats
dans les domaines du chaos et de l'horreur est difficile...
Qui peut croire encore que
le pouvoir est synonyme d'organisation ? Ceux qui vivent du pouvoir, très
certainement. Mais pas les anarchistes. Le chaos institutionnalisé, le pouvoir
et l'esclavage ont fait leur temps. Aujourd'hui, choisir l'anarchisme, c'est
faire preuve de réalisme et de sens organisationnel.
Nos détracteurs (des fascistes aux marxistes en passant par les
démocrates) nous considèrent comme des terroristes ou des idéalistes en retard
d'une révolution. Il y a ceux aussi qui prétendent défendre l'anarchisme, mais
qui préconisent une société sans règle, sans morale, sans contrainte, dans
laquelle on pourrait faire ce que l'on veut. Quel choix le citoyen raisonnable
pourra-t-il faire entre les propositions d'autoritaires de toutes sortes qui
ont montré leur faillite, et celles des nihilistes de tout poil qui prétendent
que demain on rasera gratis, tout étant résolu par la suppression pure et
simple de toutes les institutions mises en place jusqu'à nos jours ?
La pensée libertaire englobe un projet de société différent de
tous les modèles connus jusqu'à présent.
Alors, l'anarchie, c'est quoi ?
C’est l’état d'un peuple, et plus
exactement encore, d'un milieu social sans gouvernement. Hormis les
anarchistes, tous les philosophes, tous les moralistes, tous les sociologues, y
compris les théoriciens démocrates et les doctrinaires socialistes, affirment
qu'en l'absence d'un gouvernement, d'une législation et d'une répression qui
assure le respect de la loi et sévit contre toute infraction à celle-ci, il ne
peut y avoir que désordre et criminalité. Les anarchistes affirment que
“l'anarchie est la plus haute expression de l'ordre ”.
Anarchie et ordre ?
Notre ordre repose sur l'entente (principe
de Liberté, opposé au principe d’Autorité). Au contraire, les autres
propositions d'organisation de la société - socialisme, libéralisme, marxisme…
- ont toujours octroyé à une minorité de privilégiés le droit de gérer la
société à la place des concernés et pour leur propre profit. Ce mode de gestion
porte un nom : l'État.
L'État est l'expression politique du
régime économique auquel est soumise la société. Il permet et justifie
l'oppression et l'exploitation de l'homme par l'homme : il confisque à
l’individu son pouvoir - en dictature comme en démocratie (élections) - et met
ce pouvoir au service du capital (répression des mouvements sociaux, aides
financières…).
L'État, à force d'être omniprésent, finit
par se superposer à la société, et tente de faire croire qu'en-dehors de lui
elle ne saurait fonctionner. Cette illusion est d’autant plus pathétique
que l’Etat constitue de fait un groupe social à part entière, coupé des
réalités des individus et des autres groupes sociaux. Il ne sert qu’à maintenir
l’ordre (fonctions législative et répressive) au service des intérêts de la
classe exploiteuse, qu’on la nomme patronat, bourgeoisie ou nomenklatura. Il
s'appuie pour cela sur une morale dégradante et humiliante pour l'être humain,
secondé en ce sens par la religion qui légitime elle aussi l'exploitation et la
domination, se contentant parfois d'en condamner les manifestations les plus
brutales, sans jamais émettre de critique de fond ni proposer d’autre modèle que
patriarcal, conservateur, hiérarchique et caritatif.
Les anarchistes refusent ce modèle
sociétaire, oppresseur, exploiteur, négation de l'individu et de ses
aspirations. Ils cherchent par tous les moyens à montrer qu’il est possible et
souhaitable de vivre dans une société égalitaire, gérée directement et
librement par ses diverses composantes : individus, groupements sociaux,
économiques, culturels, et ce dans le cadre du fédéralisme libertaire.
Le refus de l'autorité.
Le refus de l'autorité n'est pas apparu
avec les théories libertaires. Il les précède largement au travers des actes,
des attitudes d'individus ou de groupements sociaux. Certains événements
historiques nous le rappellent : par exemple les révoltes des esclaves
dans la Rome antique, les jacqueries paysannes du Moyen âge, l'essor de la
Renaissance, les philosophes des Lumières, la Révolution française. Plus près
de nous, ces théories ont participé au déclenchement de la Révolution de 1848,
de la Commune de Paris, de la Révolution russe et de la Révolution espagnole.
Autant de lieux, de situations, dans lesquels des hommes ont cherché à
desserrer, voire à abolir l'étau oppressif dans lequel ils se sentaient pris au
piège.
En replaçant ces événements dans le
contexte historique et social qui leur a donné naissance, on s'aperçoit qu'ils
visent le même but : l'amélioration des conditions d'existence, le partage des
richesses, le droit à la connaissance, l'instruction, le bien-être, bref une
aspiration au bonheur. Ces mouvements de révolte ont été pour la plupart
écrasés (les esclaves, les paysans, la Commune de Paris), ou récupérés au
profit d'une classe ou d'un parti (la bourgeoisie émergente sous la Révolution
française, les Bolcheviks dans la Révolution russe), ou encore détournés de
leur but (les monarques dits “ éclairés ” du Siècle des Lumières). Car malgré
l'embryon de liberté qu'ils contenaient, ils n'étaient pas suffisamment forts
ni structurés pour renverser le cours des choses. Ils étaient des utopies dans
le sens où ils ont osé projeter sur l'écran de l'avenir des images en
contradiction avec celles de leur temps.
Héritages.
Cet héritage philosophique a été théorisé
puis mis en pratique au XIXè siècle, coïncidant en cela - et
non sans raison - avec l'apparition du nationalisme et de l'étatisme.
On s'accorde aujourd'hui à dire que Pierre
- Joseph Proudhon est le "père" de l'anarchisme, le théoricien du
système mutualiste et du fédéralisme, et l’inspirateur du syndicalisme ouvrier.
Son influence sur le mouvement ouvrier a été réelle, puisqu'au sein de
l'Association Internationale des Travailleurs (A.I.T.) existait un courant
nettement proudhonien.
Le Congrès de Saint-Imier (1872) jette les bases de
l'anarchisme. Les délégués réunis proclament “ que la destruction de tout
pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat ”, “ que toute
organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire
pour amener cette destruction, ne peut être qu'une tromperie et serait aussi
dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existant
aujourd'hui... ”.
Ces idées, reprises de Michel Bakounine
et de la Première Internationale, resteront présentes jusqu'à nos jours. Elles
seront l'apanage de Louise Michel (Commune de Paris), du 1er Mai 1885 (Etats-Unis), de Fernand
Pelloutier (Bourses du Travail), des explications du monde d'Elisée
Reclus, éminent géographe, de Pierre Besnard
(anarchosyndicalisme), de Pierre Kropotkine et du communisme libertaire,
de Paul Robin et de son école libertaire de Cempuis, de Jean Grave
et de ses quarante ans de propagande anarchiste, de Gustave Landauer,
fusillé par la soldatesque en 1919 pour sa lutte au côté des Conseils Ouvriers
de Bavière, de Nestor Makhno et de son engagement dans la révolution
russe, de Sacco et Vanzetti, assassinés par chaise électrique
pour leurs idées, d'Erich Mühsam, poète et dramaturge allemand,
mort dans un camp de concentration en 1933, de Buenaventura Durruti
pendant la guerre d'Espagne, d'Armand Robin et ses langues multiples,
pour ne citer que quelques-uns.
Après la seconde guerre mondiale, elles
resurgiront et verront la création de la Fédération Anarchiste Francophone, de
l'Internationale des Fédérations anarchistes dans le monde; elles impulseront
la reconstruction de la Confédération Nationale du Travail,
anarchosyndicaliste, affiliée à l'A.I.T., elles souffleront dans les rangs de
Mai 68 et de la contre-culture, dans le mouvement social...
De l'anarchie à l'anarchisme.
Ainsi donc, l'anarchie est ce que nous
entrevoyons (société libertaire) ; l'anarchisme est le mouvement social qui
poursuit la réalisation de l'idéal anarchiste. L'anarchisme est une lutte
incessante, sous les formes les plus variées, contre les préjugés,
l’obscurantisme, le fait autoritaire. Il s'articule principalement autour de
deux types de tâches : les unes destructives, les autres reconstructives. Les
actions destructives consistent à saper profondément le principe d'autorité
dans toutes ses manifestations, le démasquer, combattre toutes les manœuvres
par lesquelles il tente de se réhabiliter et de se survivre sous une autre
forme. Les actions reconstructives, parfois parallèles aux destructives, visent
à mettre en place un fonctionnement fédéraliste et de gestion directe. Pour
cela, il faut un outil adapté, une organisation…
Organisation.
L'organisation est fonction du degré de
conscience, atteint par les discussions, débats et confrontation d'idées, et
dans l’action. Plus cette conscience sera grande et plus la vitalité de
l'organisation sera élevée. Pour aboutir à une organisation souple et forte, en
même temps conforme à l'esprit libertaire, il faut aller de la base au sommet,
de l'unité au nombre, du particulier au collectif. Nous nous accordons entre
individus et groupes sur un ensemble de principes généraux, de conceptions
fondamentales et d'applications pratiques (voir nos “ Principes de
base ”) : c'est le fédéralisme qui permet à chacun de rester
lui-même, de se soustraire à tout écrasement, de garder son autonomie, de
prendre une part active à la vie de l'organisation, d'émettre son opinion. Une
telle organisation laisse à chacun de ses éléments la totalité des forces qui
lui sont propres, tandis que par l'association de ces forces, elle atteint
elle-même son maximum de vitalité.
Action.
L’action n’est pas l’agitation. Elle doit correspondre
à un but, la révolution libertaire, et à une stratégie, plus circonstancielle.
Parfois, la situation sociale est provisoirement calme, parfois elle s’emballe.
L’organisation doit s’adapter à ces différentes phases. En tout état de cause,
la place des militants anarchistes est dans la lutte sociale, expression de la
lutte des classes, y compris dans les luttes dites réformistes (lutte contre la
précarité, contre les licenciements, augmentation des salaires, défense des
services publics…), avec nos pratiques antiautoritaires et d’action directe
(contrôle et révocabilité des mandatés…), et nos perspectives d’ensemble.
C’est de
la confrontation entre nos idées, nos pratiques, et les masses, que peut surgir
ou naître progressivement la conscience révolutionnaire.
Des propositions.
L'anarchisme, enfin, est un ensemble de
propositions et de pratiques tendant à l'émancipation totale de l'homme en
société. Si la société existe en tant qu'entité sociologique, l'individu existe
tout autant, sans rapport hiérarchique à cette société. C'est donc l'harmonie
entre ces deux éléments que recherchent les anarchistes.
L'émancipation est de triple nature.
Emancipation économique d'abord, par la réappropriation des outils de
production, leur gestion directe par les travailleurs eux mêmes, et par la
répartition égalitaire des richesses.
Emancipation politique ensuite, par le
remplacement de la bureaucratie d'État, par une organisation fédéraliste des
secteurs de la société, maintenant la cohésion et préservant l'autonomie.
Emancipation intellectuelle, enfin, via la
prise en charge par l'individu de son rôle social, reléguant la religion et
toute forme de soumission au musée des horreurs. Une société sans classe et
sans Etat, organisée par et pour les femmes et les hommes, voilà ce que veut
l'anarchisme.
L'anarchiste
est par tempérament et par définition réfractaire à tout embrigadement qui
trace à l'esprit des limites et encercle la vie. Il nie le principe d'autorité
dans l'organisation sociale. Il ne peut donc y avoir de catéchisme libertaire.
L'organisation
anarchiste de la société, émanation directe de la volonté des individus et des
groupements sociaux, ne pourra se réaliser qu'en dehors et contre la tutelle de
tous les organismes et structures autoritaires établis sur l'inégalité
économique et sociale.
Les
fondements éthiques et organiques du fédéralisme libertaire sont : la liberté
comme base, l'égalité économique et sociale comme moyen, la fraternité comme
but. Cette définition marque la profonde différence entre le fédéralisme
libertaire et le “ fédéralisme étatique ”.
Nous
appelons de toutes nos forces une société de type fédéraliste, fondée sur la
possession collective ou individuelle des moyens de production et de
distribution (excluant toute possibilité pour certains de vivre du travail
d'autres), l’entraide, l'abolition du salariat et de l'exploitation de l'homme
par l'homme.
Les anarchistes n'accordent aucun crédit à
un simple changement des personnes qui exercent l'autorité : les mêmes
causes engendrent les mêmes effets. Toutes les formes d'autorité se tiennent.
En laisser subsister une seule, c'est favoriser la réapparition de toutes.
Vers une société libertaire.
Pour arriver à instaurer une
société libertaire, il faut se doter de moyens en accord avec la finalité. Tel
que l'exprime Errico Malatesta, “ ces moyens ne sont pas arbitraires, ils
dérivent nécessairement des fins que l'on se propose et des circonstances dans
lesquelles on lutte. En se trompant sur le choix des moyens, on n'atteint pas
le but envisagé, mais on s'en éloigne, vers des réalités souvent opposées et
qui sont la conséquence naturelle et nécessaire des méthodes que l'on emploie
”.
Il est possible de vivre dans une société
égalitaire, gérée directement et librement par ses diverses composantes
(individus, groupements sociaux, économiques, culturels, ethniques...) dans le
cadre du fédéralisme.
Les règles qui vont faire fonctionner une
telle société sont basées sur des contrats mutuels, égalitaires, réciproques,
pouvant être remis en cause à tout instant. Ces contrats peuvent être écrits ou
tacites.
Mandatements.
Une telle société ne peut évidemment pas
fonctionner sans entraide ni coopération volontaire. La délégation de responsabilité
permettra de discuter au niveau fédéral. Mais attention, entendons-nous sur les
mots : pour les anarchistes, chaque délégué reçoit un mandat précis .
L'assemblée qui l'a mandaté exerce un contrôle permanent sur son travail, et,
surtout, peut le révoquer à tout moment si le travail qu'il effectue ne
correspond pas à son mandat.
L'anarchisme est une proposition globale
de société cherchant à promouvoir une civilisation réellement différente. Il
oppose le principe de liberté au principe d'autorité, l'entraide à la loi de la
jungle, l'égalité à la discrimination. “ Aussi longtemps que la société sera
basée sur l'autorité, les anarchistes resteront en état perpétuel
d'insurrection ” (Elisée Reclus).